Le miracle de Saint Usven raconté par le vieux Bouzelloc

    On disait la messe de bon matin à la chapelle de Saint Usven aujourd'hui démolie, déclarait-il. Et puis après , jusqu'à midi, c'était comme tous les dimanches au bourg, le repos, le cabaret et les conversations sur les champs, sur le goémon, sur la tempête qui menaçait, sur le douanier qui avait saisi un pêcheur en fraude après le naufrage de quelque goélette sombrée au large, sur le mariage d'une jeune fille de Kerzéniel avec un homme d'une paroisse située à huit ou bien dix kilomètres de là: en vérité, n'était-ce pas folie d'aller si loin chercher un compagnon!
    Midi sonnait. Alors, partout sur l'herbe, on dressait la tente et on dînait. Les femmes relevaient minutieusement leur robe pour ne pas se salir, le galant rendait à sa promise le parapluie qu'elle lui avait permis de porter en signe de préférence, et l'on s'attablait devant les tripes chaudes et le far qu'on trempait dans le lipik brûlant servi par l'auberge improvisée dans le champ même. L'après-midi on allait aux vêpres et la procession sortait toutes bannières dehors. Le prêtre, en chasuble superbe, brodée d'or bénissait la mer; les enfants de choeur en rouge et blanc, et le hommes entonnaient alors un cantique distribué à l'avance, et la voix grêle des femmes se mêlait à ce rustique concert.

    Or savez vous ce qu'il arriva un jour? Le 27 août 184.., c'était un samedi, la veille du pardon annuel: le sacristain entre dans la chapelle pour les derniers préparatifs et son regard se porte fatalement sur la niche du saint patron. Stupeur! La niche est vide... Il regarde à terre. Le saint y est bien, mais en mille morceaux, en mille miettes. Fanchic Garo, tout blême de frayeur, ne fait ni un, ni deux. Il prend ses jambes à son cou et le voilà qui court, qui court à toute volée, d'abord vers sa maison pour prévenir sa femme, une bonne vieille qui lève aussitôt les bras au ciel et tombe à genoux en faisant un signe de croix, et ensuite au presbytère de Ploudalmézeau, situé à quatre kilomètres de là.
- Clic! clac! clic! clac! On n'entend que le bruit des sabots sur la route. Et je vous prie de croire qu'il ne ralentit pas sa marche , le bon, le dévoué Fanchic...
    Mais le voici au presbytère... Les paroles lui manquent pour raconter le grand malheur. Le prêtre, heureusement, en a vu d'autres, lui qui était à Paris, en 1830, lors des grandes émeutes politiques où la foule hurlante se battait pour la liberté.
    Il apaise doucement Fanchic Garo...
-Nous voilà bien embarrassés. Et le pardon qui a lieu demain! Dès la première heure, il y aura du monde près de la chapelle pour avoir de bonnes places afin de mieux vendre. Nous voilà bien embarrassés, répéta-t-il en changeant brusquement sa barette de place et il hochait la tête:
-Comment faire? Comment faire?
    Fanchic ne soufflait mot. Il avait beau se creuser la cervelle pour trouver une solution, il ne voyait rien, absolument rien. Il se contentait stupidement de regarder la terre, timide, humble, comme s'il avait cassé lui-même la sainte statue dans cette église où depuis près d'un an, à vrai dire, il n'avait pas mis les pieds plus qu'un autre.
-Bah! fit le recteur lassé de faire des réflexions sans fruit, la nuit porte conseil; et Dieu nous aidera à nous en sortir.
    Là-dessus, rassuré, Fanchic s'en retourne chez sa femme à qui il raconte l'entrevue;

- Tu ne sais pas ce que j'ai pensé ? suggère-t-elle. Les femmes, tu le sais, ont toujours plus d'imagination et de malice que les hommes. Je n'ai pas pu souper, bien entendu, depuis la nouvelle et voici qu'à force de ruminer j'ai découvert: il y a à Radenoc, Jean-Louis Arzur qui pourrait faire l'affaire. Il ressemble de façon étonnante à Saint Usven. Comme lui, il est un peu chauve, ratatiné et chétif. Si j'allais le trouver ce soir? Il est pauvre. Pour trois francs de plus, je l'aurai pour toute la journée à ma disposition pour faire n'importe quel office et il remerciera le seigneur de l'avoir gâté. Il montera sur la chasse à l'heure voulue et ne la quittera que le soir. Il ne rit jamais , ne se mouche qu'avec les doigts et tous les quinze jours (mais alors on l'entend car il fait un bruit! C'est à croire qu'on ramone toutes les cheminées du village). Et surtout il ne pèse rien à force de faire abstinence, involontairement d'ailleurs...
    Voilà que l'idée a tellement ébloui Fanchic qu'il est dehors sans répondre et que sur la route son pas résonne, clair et plus rapide encore que tout à l'heure...
-Clic! clac! clic! clac!
Oh! Oh! Fanchic aujourd'hui tu auras bien mérité du Seigneur!
    Et une heure après voyez moi ça, tout est arrangé. Grâce à  qui, s'il vous plaît, si ce n'est à une cervelle de femme que l'on accuse toujours à tort de trop parler quand elles ne disent que des paroles de bon sens?
    Mais le lendemain, ah! le lendemain, c'est là qu'il est arrivé une bien bonne, une bien bonne aventure qui a renforcé, Dieu merci, l'estime que l'on avait pour le saint patron.
    Comme Jean-Louis Arzur, à l'issue de la cérémonie où il avait montré une incroyable endurance, allait être placé dans sa niche, une maladroite qui tenait près de lui une bougie allumée, la penche, cette bougie, pour voir son amoureux qui la regardait avec ferveur du bas-côté de la chapelle et brûle les pieds nus du Saint-intérimaire qui se met à cligner des yeux malgré toute sa vaillance et à grimacer comme un autre, le plus impassible, l'eût fait à sa place. représentez vous alors le spectacle:
- Le saint qui bouge! Le saint qui va parler! s'écrie d'une voix de tonnerre un des assistants. D'un seul élan, d'une poussée irrésistible, la foule a déferlé vers la niche... mais le bon curé a compris le drame. Avec un admirable sang froid, il ordonne qu'on éteigne les lumières...
-Hosanna! Hosanna! clame-t-il. Dieu , dans sa bonté infinie, nous favorise cette année d'un miracle. O, catholiques, mes frères, pour le remercier, élevons vers lui une solennelle action de grâces...
    Cent voix, mille voix glacées d'abord par le formidable événement, se ressaisirent, s'échauffent, se déchaînent et montent vers la voûte azurée de la chapelle, piquée de larges étoiles. Grand Dieu! Son bois rongé par le vent du large, fouetté par les embruns, par les rafales des équinoxes va-t-il résister à ce souffle de reconnaissants délires?
    Le soir même, toute la contrée est avertie. On allume les feux partout, des processions, même nocturnes, s'improvisent à tous les sanctuaires renommés, à tous les calvairesd. On vient de Saint-Renan, du Conquet, d'Ouessant qui est en face, de Lannilis, de Landerneau, de Brest même, à Saint Usven, en Portsall, et sa renommée balance un instant celle de Rumengol.
    Le vieux Bouzelloc se tut.
    -Et par la suite, questionne l'un des auditeurs curieux de savoir la fin, qu'arriva-t-il?

    Ah! par la suite, répondit le vieillard, je ne sais plus ce qui est arrivé. J'ai quitté le pays. Mon père n'étais pas assez riche pour me racheter et j'ai dû faire mes sept ans de service parmi les gens de France où je n'ai rien aimé ou guère...
    Le vieux Bouzelloc de nouveau se tut. La brise se levait avec la mer qui venait maintenant à nos pieds battre les roches. La beauté du paysage que le crépuscule teintait de rose nous empoigna tous au point de nous faire oublier l'histoire.
    Je n'ai jamais su ce qu'elle contenait de vérité.

Extrait du livre d'Auguste Bergot