Or savez vous ce qu'il arriva
un jour? Le 27 août 184.., c'était un samedi, la veille du
pardon annuel: le sacristain entre dans la chapelle pour les derniers préparatifs
et son regard se porte fatalement sur la niche du saint patron. Stupeur!
La niche est vide... Il regarde à terre. Le saint y est bien, mais
en mille morceaux, en mille miettes. Fanchic Garo, tout blême de
frayeur, ne fait ni un, ni deux. Il prend ses jambes à son cou et
le voilà qui court, qui court à toute volée, d'abord
vers sa maison pour prévenir sa femme, une bonne vieille qui lève
aussitôt les bras au ciel et tombe à genoux en faisant un
signe de croix, et ensuite au presbytère de Ploudalmézeau,
situé à quatre kilomètres de là.
- Clic! clac! clic! clac! On n'entend que le
bruit des sabots sur la route. Et je vous prie de croire qu'il ne ralentit
pas sa marche , le bon, le dévoué Fanchic...
Mais le voici au presbytère...
Les paroles lui manquent pour raconter le grand malheur. Le prêtre,
heureusement, en a vu d'autres, lui qui était à Paris, en
1830, lors des grandes émeutes politiques où la foule hurlante
se battait pour la liberté.
Il apaise doucement Fanchic
Garo...
-Nous voilà bien embarrassés. Et
le pardon qui a lieu demain! Dès la première heure, il y
aura du monde près de la chapelle pour avoir de bonnes places afin
de mieux vendre. Nous voilà bien embarrassés, répéta-t-il
en changeant brusquement sa barette de place et il hochait la tête:
-Comment faire? Comment faire?
Fanchic ne soufflait mot.
Il avait beau se creuser la cervelle pour trouver une solution, il ne voyait
rien, absolument rien. Il se contentait stupidement de regarder la terre,
timide, humble, comme s'il avait cassé lui-même la sainte
statue dans cette église où depuis près d'un an, à
vrai dire, il n'avait pas mis les pieds plus qu'un autre.
-Bah! fit le recteur lassé de faire des
réflexions sans fruit, la nuit porte conseil; et Dieu nous aidera
à nous en sortir.
Là-dessus, rassuré,
Fanchic s'en retourne chez sa femme à qui il raconte l'entrevue;
- Tu ne sais pas ce que j'ai pensé ? suggère-t-elle.
Les femmes, tu le sais, ont toujours plus d'imagination et de malice que
les hommes. Je n'ai pas pu souper, bien entendu, depuis la nouvelle et
voici qu'à force de ruminer j'ai découvert: il y a à
Radenoc, Jean-Louis Arzur qui pourrait faire l'affaire. Il ressemble de
façon étonnante à Saint Usven. Comme lui, il est un
peu chauve, ratatiné et chétif. Si j'allais le trouver ce
soir? Il est pauvre. Pour trois francs de plus, je l'aurai pour toute la
journée à ma disposition pour faire n'importe quel office
et il remerciera le seigneur de l'avoir gâté. Il montera sur
la chasse à l'heure voulue et ne la quittera que le soir. Il ne
rit jamais , ne se mouche qu'avec les doigts et tous les quinze jours (mais
alors on l'entend car il fait un bruit! C'est à croire qu'on ramone
toutes les cheminées du village). Et surtout il ne pèse rien
à force de faire abstinence, involontairement d'ailleurs...
Voilà que l'idée
a tellement ébloui Fanchic qu'il est dehors sans répondre
et que sur la route son pas résonne, clair et plus rapide encore
que tout à l'heure...
-Clic! clac! clic! clac!
Oh! Oh! Fanchic aujourd'hui tu auras bien mérité
du Seigneur!
Et une heure après
voyez moi ça, tout est arrangé. Grâce à
qui, s'il vous plaît, si ce n'est à une cervelle de femme
que l'on accuse toujours à tort de trop parler quand elles ne disent
que des paroles de bon sens?
Mais le lendemain, ah! le
lendemain, c'est là qu'il est arrivé une bien bonne, une
bien bonne aventure qui a renforcé, Dieu merci, l'estime que l'on
avait pour le saint patron.
Comme Jean-Louis Arzur, à
l'issue de la cérémonie où il avait montré
une incroyable endurance, allait être placé dans sa niche,
une maladroite qui tenait près de lui une bougie allumée,
la penche, cette bougie, pour voir son amoureux qui la regardait avec ferveur
du bas-côté de la chapelle et brûle les pieds nus du
Saint-intérimaire qui se met à cligner des yeux malgré
toute sa vaillance et à grimacer comme un autre, le plus impassible,
l'eût fait à sa place. représentez vous alors le spectacle:
- Le saint qui bouge! Le saint qui va parler!
s'écrie d'une voix de tonnerre un des assistants. D'un seul élan,
d'une poussée irrésistible, la foule a déferlé
vers la niche... mais le bon curé a compris le drame. Avec un admirable
sang froid, il ordonne qu'on éteigne les lumières...
-Hosanna! Hosanna! clame-t-il. Dieu ,
dans sa bonté infinie, nous favorise cette année d'un miracle.
O, catholiques, mes frères, pour le remercier, élevons vers
lui une solennelle action de grâces...
Cent voix, mille voix glacées
d'abord par le formidable événement, se ressaisirent, s'échauffent,
se déchaînent et montent vers la voûte azurée
de la chapelle, piquée de larges étoiles. Grand Dieu! Son
bois rongé par le vent du large, fouetté par les embruns,
par les rafales des équinoxes va-t-il résister à ce
souffle de reconnaissants délires?
Le soir même, toute
la contrée est avertie. On allume les feux partout, des processions,
même nocturnes, s'improvisent à tous les sanctuaires renommés,
à tous les calvairesd. On vient de Saint-Renan, du Conquet, d'Ouessant
qui est en face, de Lannilis, de Landerneau, de Brest même, à
Saint Usven, en Portsall, et sa renommée balance un instant celle
de Rumengol.
Le vieux Bouzelloc se tut.
-Et par la suite, questionne
l'un des auditeurs curieux de savoir la fin, qu'arriva-t-il?
Ah! par la suite, répondit
le vieillard, je ne sais plus ce qui est arrivé. J'ai quitté
le pays. Mon père n'étais pas assez riche pour me racheter
et j'ai dû faire mes sept ans de service parmi les gens de France
où je n'ai rien aimé ou guère...
Le vieux Bouzelloc de nouveau
se tut. La brise se levait avec la mer qui venait maintenant à nos
pieds battre les roches. La beauté du paysage que le crépuscule
teintait de rose nous empoigna tous au point de nous faire oublier l'histoire.
Je n'ai jamais su ce qu'elle
contenait de vérité.
Extrait du livre d'Auguste Bergot