Sur la plage de Tréompan , mais à notre droite, à l'est se trouve un peu en avant de Pen-ar-Pont le rocher du serpent. Il est fendu. Et j'y sens même une odeur de soufre, ai-je déclaré un beau matin à mon entourage. Tu rêves, papa, m'a dit mon fils. On ne sent rien que l'odeur de la mer.
    C'est que mon enfant n'a pas le flair du passé. Ses antennes sont aujourd'hui; il n'est pas encore accordé aux ondes anciennes du mystère...
    Et cependant il y eut là autrefois de sombres drames. Un dragon effrayant qui ne ressemblait en rien à ceux rencontrés autre part, y vivait qui dévastait toute la contrée. Il corrompait les jeunes filles et les entraînait à leur perte. D'étranges maladies même, surgies à son contact dégradaient les corps et décimaient les jeunes gens qui l'approchaient volontiers parce qu'il savait moduler, quand il le voulait, une voix mélodieuse qui troublait même les sirènes.
    C'est alors qu'un barde intrépide osa le braver et aller à sa rencontre. D'abord, il se servit de sa harpe pour le séduire mais le serpent se mit à gronder d'une façon épouvantable et à menacer l'intrus d'une langue terrifiante. Alors, un prêtre vint, suivi d'un frêle enfant de choeur. Quand il le vit, le serpent roula dans sa face longue et sinistre de gros yeux étonnés. Le prêtre voulut profiter de ce premier avantage et se mit à l'exorciser  en prononçant ses malédictions en latin mais ,ô stupeur, le hideux serpent se mit à rire, à rire si fort que les maisons de tout le Léon tremblèrent jusqu'à Coat-Méal et dit-on jusqu'à St-Thégonnec.
 -Deuz-ta  ricana-t-il, deuz ta da c'hoari ganémé!1 Et parle moi breton; au moins ! ironisa en français le serpent; peut-être alors, je te comprendrai. Je n'ai jamais été au Séminaire et je ne m'en porte pas plus mal.
- Ah! tu ne t'en portes pas plus mal, répliqua le prêtre, malgré lui piqué au vif. C'est ce qu'on va voir.
Et il se mit à genoux en prières. Le serpent, immobile, le regardait et souriait dans ses moustaches de grand félin perfide.
-Allons, c'est l'heure, commanda le prêtre à l'enfant de choeur.
Ensemble, d'un bond ils se levèrent, tracèrent un grand signe de croix qui fit brusquement reculer la bête dans son antre mais l'enfant courut, rapide, et lui jeta violemment dans les yeux deux poignées d'eau bénite.
    Un véritable rugissement de douleur secoua alors la grève et tout le village environnant. Le clocher de Ploudalmézeau oscilla sur sa base et se redressa miraculeusement par l'intervention d'un ange que l'on aperçut, venant de la direction du Kreisker où il avait d'abord posé le pied...
    Ainsi encouragé par l'intervention divine, l'enfant redoubla son attaque, inondant véritablement tout le corps de la terrible bête qui se débattit encore une fois et fendit les parois de son repaire. A bout de souffle, elle se coucha sur le sable et parut mourir. Mais elle n'était qu'évanouie! L'enfant saisit cependant promptement l'occasion qui s'offrait à lui, détacha de sa propre autorité l'étole du prêtre et, l'enroulant autour du cou de sa victime, il l'entraîna magnétisée, jusqu'au bord de la mer où elle se réveilla soudain au contact des vagues.
    Mai l'enfant veillait! D'un large geste il jeta de l'eau bénite et encore de l'eau bénite en faisant trois fois le signe de la croix.
    Ce fut la fin. Les brûlures du monstres étaient si vives, le feu des plaies si ardent que l'eau se mit à bouillonner. Le serpent s'enfonça peu à peu dans la mer. On vit sa longue échine disparaître puis sa queue qui battait l'air comme celle d'un grand marsouin harponné...
    Ce fut à ce moment un long cri de triomphe sur toute la grève et les cloches de cinq villages se mirent à carillonner à gorge éperdue. Puis comme le sétoiles s'allumaient au ciel, chacun s'en retourna chez soi, heureux, enfin soulagé de l'affreuse menace qui pesait sur tout le pays.
    Durant toute la nuit on commenta sans fin les exploits du petit Pierrick, qui avait jugulé le fauve redoutable et  pardessus tout, on louait le Seigneur Dieu et Madame Marie qui avaient permis de terrasser le paganisme qu'incarnait manifestement ce dangereux plésiosaure.
    Le lendemain, une grande surprise attendait les riverains  de de Tréompan et tous les spectateurs. En face de la grève s'était élevée une énorme roche semblable à un petit Gibraltar. D'où pouvait venir cette pierre géante hier inconnue? Parbleu! Ce ne pouvait être que des dernières convulsions sous marines du monstre...
    Sur les indications pressantes du vénéré recteur, on nomma l'île Enez-Kroaz (l'île de la croix) mais le bedeau qui fut chargé de bannir la nouvelle sur la place du bourg prononça maladroitement le mot. Tout le monde ou presque entendit: Enez Kroz et ce nom approximatif lui resta. On comprit mieux la faute du bedeau quand à la fin de sa harangue heurtée, trébuchante, il enleva son chapeau à guides et cracha dedans la grosse chique qui était collé à son palais.
    Enez Kroas ... Enez Kros 2  ... En définitive peu importe, puisque mieux que les tumulus romains ou celtiques, elle attestera désormais devant les temps futurs la défaite du dragon infernal, fils de Satan, par la douceur chrétienne.

1. Viens donc! Viens donc jouer avec moi
2. Kros veut dire en breton : le bourru, le rude. C'est aussi un murmure.

Extrait du livre "Au temps de mes ancêtres" d'Auguste Bergot